RÉCIT Ciblées par une loi entrée en vigueur en novembre, des dizaines d’associations endurent inspections et interrogatoires en règle, signe d’un nouveau durcissement de la politique de Vladimir Poutine.
Depuis deux semaines, les ONG russes sont sur la sellette. Les autorités semblent avoir initié une grande battue nationale dont les objectifs ne sont toutefois pas clairement formulés. Les enquêteurs du parquet, accompagnés par des agents du fisc et du ministère de la Justice, exigent que les organisations mettent à leur disposition toute la comptabilité, les documents constitutifs, les déclarations fiscales, les documents relatifs à l’origine des financements. Plus de 80 ONG, dans une vingtaine de régions, ont été l’objet de tels contrôles, et la liste ne cesse de s’allonger.
Pavel Tchikov, le président de l’association de juristes Agora, est convoqué aujourd’hui. «Nous avons reçu un fax du parquet, qui exige que je me présente pour donner des explications sur notre activité et fournisse les documents relatifs à nos statuts, comptabilité, financements, explique-t-il. Mais je n’irai pas, et nous ne leur transmettrons aucun document, car nous n’avons enfreint aucune règle et ce contrôle n’est absolument pas justifié.» L’association Mémorial, à Moscou, n’a pas eu le choix. Toute une brigade de contrôleurs a débarqué le 21 mars dans ses bureaux, paralysant le travail pour deux jours. Des inspections ont également eu lieu au siège russe de Human Rights Watch, Amnesty International, Transparency International et d’autres associations de défense des droits de l’homme.
Outil de répression
Si aucun motif officiel n’est fourni, les militants ne doutent pas que ces opérations sont liées à une loi entrée en vigueur en novembre. Les ONG bénéficiant de financements de l’étranger et menant une «activité politique» sont désormais obligées de s’inscrire volontairement sur un registre d’«agents de l’étranger», d’estampiller de cette indication toute leur production imprimée et de signaler cette qualité dans toute activité publique. D’entrée de jeu, les défenseurs des droits de l’homme n’y ont vu qu’un outil de répression, un moyen de stigmatiser les acteurs de la société civile qui dérangent le pouvoir, et surtout le signe d’un durcissement de la ligne de Vladimir Poutine, récemment revenu au Kremlin. Les principales associations de défense des droits de l’homme - Mémorial, Golos, le groupe Helsinki, Agora -, ont d’ailleurs ouvertement refusé de s’autodénoncer. Ce qui expliquerait la chasse aux sorcières, menée afin de forcer les ONG à s’inscrire dans le registre, ne doute pas la présidente du groupe Helsinki, Lioudmila Alexeevitch. «C’est une tentative de discréditer l’idée même de la défense des droits humains et de la société civile», commente Rachel Denber, directrice adjointe de Human Rights Watch pour l’Europe et l’Asie centrale. Gleb Gavrish, porte-parole de Transparency International, est plus perplexe : «Nous avons du mal à expliquer les motivations du parquet, dans la mesure où nous avons déjà été contrôlés par le ministère de la Justice, qui a établi que nous ne tombons pas sous le coup de la loi des agents de l’étranger.»
Si le climat créé par cette chasse à l’agent est désagréable, les ONG dont la fiscalité et les statuts sont en règle n’ont rien à craindre, assure Daria Miloslavskaya, la directrice de la filiale russe du Centre international juridique pour les ONG (ICNL). Elle se veut rassurante : «C’est surtout un moyen de faire comprendre que les ONG sont sous surveillance. Il y aura bien sûr des victimes de cette opération, mais il s’agira d’associations qui auront vraiment des choses à se reprocher.»
Justifier tant de zèle
La sociologue pétersbourgeoise Ella Paneyakh est loin de partager cette foi en l’honnêteté du système. «La découverte de véritables infractions n’est pas nécessaire, le fait même de se faire contrôler est un problème en soi», écrit l’experte dans son blog, convaincue qu’après une campagne d’une telle envergure, le parquet ne pourra pas se permettre de rentrer bredouille. Il faudra produire du chiffre, justifier tant de zèle, et donc entamer des procès, avec ou sans preuves réelles à l’appui.
Les observateurs s’inquiètent aussi que les contrôles ne visent pas uniquement les ONG notoirement critiques du pouvoir, comme on aurait pu s’y attendre. Les inspecteurs du parquet sont venus frapper aux portes de deux fondations politiques allemandes, ainsi que de plusieurs filiales de l’Alliance française, à Ekaterinbourg, Perm, Rostov-sur-le-Don, Samara et Vladivostok. A Novossibirsk, des contrôles ont touché l’Association des pompiers bénévoles ; à Saratov, l’Union de la protection des oiseaux. «Les associations régionales moins connues que Mémorial ont plus à craindre, insiste Ella Paneyakh, car la société civile ne les défendra pas». L’acharnement des autorités contre les organisations régionales risque de coûter cher à ceux qui, sans être forcément prêts à sortir dans la rue pour revendiquer des droits, ont décidé de régler leurs problèmes localement, avec leurs propres forces. Ce qui inquiète le pouvoir.
Source: Libération
Texte par VERONIKA DORMAN Correspondante à Moscou